L’Europe des hôpitaux : diversité et convergences

Comparer avec sérieux les systèmes de santé, et a fortiori la place qu’y occupent les hôpitaux, est une démarche récente. Toutefois, malgré un fort développement des comparaisons, répondant à des attentes non moins fortes, les résultats obtenus appellent à la prudence. Les données quantitatives disponibles, fondements sur lesquels s’appuient ces comparaisons, sont encore aujourd’hui critiquées du fait de la complexité des systèmes et de la faiblesse de l’harmonisation des définitions. Les données qualitatives et les descriptions existantes sont très souvent critiquables ; elles deviennent rapidement obsolètes du fait des changements fréquents. Elles nécessitent également une très bonne connaissance de l’environnement général dans lequel se situe le système de santé et donc l’hôpital. Enfin, la comparaison est de plus en plus utilisée à des fins politiques, par les responsables politiques, des groupes de pression, qui extrapolent, projettent des informations parfois erronées, souvent sorties de leur contexte et toujours incomplètes. Cela ne signifie pas que l’on ne peut rien écrire ni croire. Ces limites incitent plutôt à une critique éclairée.

Dans ce cadre, il est impossible de parler des hôpitaux européens sans les situer dans leur environnement sanitaire général, dans lequel la diversité qui reste la règle fait apparaître de notables convergences.


Diversité européenne…

L’analyse classique choisit habituellement comme critère de comparaison l’inspiration politique des systèmes de protection sociale et leurs modes de financement, opposant ainsi les systèmes inspirés par Bismarck à ceux se référant à Beveridge.

Il n’existe évidemment pas de système purement bismarckien ou strictement beveridgien. Le modèle beveridgien britannique, s’il a inspiré de nombreux pays, a bien entendu été adapté par ceux qui l’ont adopté. Les systèmes bismarckiens ont également connu des évolutions les éloignant de leurs principes fondateurs.

À côté de cette distinction classique, trop schématique, l’articulation entre les différents niveaux territoriaux de responsabilité, le niveau de décentralisation, représente un élément clef de lecture des différences. Le degré d’intervention des régions d’Europe, ou autres collectivités locales, dans le domaine de la santé est en effet très varié.

Cette diversité est bien entendu le reflet des différences d’organisation constitutionnelle et administrative des États membres. Elle résulte également d’habitudes culturelles mais aussi de la pratique administrative qui assouplit parfois les schémas institutionnels. De façon générale, le nombre d’États en Europe autorisant une intervention importante des régions dans le domaine de la santé est, depuis trente ans, en augmentation constante. Un seul cas à part, à bien d’autres égards également, la Norvège, où l’État reprend aux régions le contrôle de la gestion des hôpitaux.

Pour les systèmes de santé peu ou pas régionalisés (Portugal, Grèce, Luxembourg mais également les quatre pays que constituent le Royaume-Uni de Grande-Bretagne), la taille du pays, l’absence de régions ou encore la tradition centralisatrice ont néanmoins nécessité la mise en place de pouvoirs déconcentrés, sans remise en cause de l’unité du système administratif. Dans tous les cas, si la séparation entre financeurs de soins et prestataires de soins n’était pas déjà la règle, elle l’est devenue.

À l’inverse, des systèmes de santé fortement régionalisés (Allemagne, Espagne, Italie, pays nordiques…) sont implantés dans des États fédéraux, quasi fédéraux, ou bien dans des États unitaires très décentralisés. Dans tous les États fédéraux, les entités locales ont une autonomie politique de statut constitutionnel, avec une forte incidence sur les modalités d’organisation et de fonctionnement de leur système de santé. Dans les États quasi fédéraux et les États unitaires décentralisés, on rencontre des cas de figure très variés, allant d’une grande décentralisation de la santé à une relative centralisation. La consistance des compétences sanitaires régionales est donc très hétérogène. Elle peut être minimaliste (mise en œuvre de la législation sanitaire nationale et gestion d’une partie du système de santé) ou maximaliste (compétences décisionnelles de réglementation, la planification sanitaire, les compétences financières, en passant par la fourniture de soins).

De tels aspects ne sont pas sans influence sur les hôpitaux d’Europe, qui évoluent ainsi dans des contextes administratifs et financiers extrêmement différents. S’agissant plus particulièrement de l’hôpital, quelques éléments clefs permettent de mesurer des différences notables.

La structure hospitalière nationale est fort diverse, notamment en termes de répartition public-privé et, au sein du secteur privé, entre lucratif et non lucratif. Le secteur privé lucratif est interdit aux Pays-Bas, il est extrêmement marginal en Belgique. À l’inverse, il représente en Grande-Bretagne ou en Italie une place beaucoup moins marginale et en croissance, notamment dans le domaine chirurgical. À tel point que les pouvoirs publics incitent le secteur privé lucratif à prendre des positions dans le secteur public pour réduire les listes d’attente.

La notion de secteur privé est évidemment diversement perçue d’un pays à l’autre ; elle est en outre évolutive. Lorsque, fin juillet 2003, le Premier ministre britannique annonçait que des centres chirurgicaux rapides, à statut privé, fourniraient un complément de 125 000 opérations par an d’ici 2008, les premiers à s’en inquiéter furent les fournisseurs de soins non lucratifs (Bristish United Provident Association, BUPA) et les chaînes de cliniques. Ces centres chirurgicaux rapides menaçaient une rente de situation. Les revenus de la BUPA et des chaînes de cliniques proviennent en effet des patients qui veulent contourner les listes d’attente ainsi que des patients envoyés par le NHS pour réduire les listes d’attente. Vingt centres ont déjà ouvert, dont un géré par la BUPA, les autres par le NHS. Le gouvernement a parallèlement lancé un appel d’offre vers le secteur commercial, l’une des requêtes étant que les opérateurs fassent venir des professionnels de l’étranger.

En Allemagne, où la part du privé lucratif est de 8%, la privatisation progresse également. Un exemple : le centre hospitalier LBK Hambourg (sept hôpitaux réalisant 750 millions d’euros de chiffre d’affaires) a été vendu partiellement par son propriétaire, la ville-région de Hambourg, celle-ci en conservant seulement 25% des parts. En Autriche, la province de Styrie, qui compte vingt hôpitaux (16 000 personnes, 1,24 milliard d’euros de budget), avait confié à une société publique la gestion de ses hôpitaux. Elle vient d’organiser la privatisation de la gestion de cette société publique.

Les modalités d’accès à l’hôpital restent profondément différentes d’un État membre à l’autre. En Belgique, le malade s’adressera indifféremment au médecin de ville de son choix ou à la consultation externe hospitalière. Il n’en est pas question en Grande-Bretagne, en Espagne ou dans les pays nordiques, où seule la prescription du généraliste autorise l’accès à l’hôpital (hors les situations d’urgence).

Les modèles d’organisation médicale, la gestion interne et les pouvoirs de décision dans l’hôpital sont très hétérogènes d’un État membre à l’autre. Certains pays, tels les Pays-Bas ou la Belgique, organisent leurs établissements hospitaliers autour d’unités de soins banalisées, dans lesquelles médecins ou chirurgiens hospitalisent leurs patients. La rémunération du praticien peut être distincte de celle de l’établissement hospitalier.

S’agissant de la gestion interne des établissements publics, on constate là encore des différences significatives. La France et le Portugal sont les seuls pays à se caractériser par l’existence d’un corps de directeurs d’hôpital, d’origine « administrativo-financière », tant en termes de sélection, de formation professionnelle que de déroulement de carrière. Au Danemark, les comtés confient la gestion à un triumvirat directorial composé d’un administrateur, d’un médecin et d’une infirmière. Une tendance identique se dessinait en Espagne sur le territoire couvert par l’Insalud avant la dévolution des compétences sanitaires à toutes les régions. En revanche, en Allemagne, le pouvoir médical reste prédominant dans la décision, bien que l’on assiste à un positionnement de plus en plus fort des administratifs et des infirmiers.

Enfin, le poids de la dépense hospitalière publique dans le total national des dépenses de santé varie, de telles différences dans l’organisation des systèmes provoquant des écarts budgétaires conséquents. Ainsi, le budget d’exploitation d’un établissement belge ne comprend ni les rémunérations des praticiens ni les actes techniques. Une comparaison exacte devient donc ardue, l’Allemagne ne consacrant stricto sensu que 30% de ses dépenses de santé à l’hospitalisation, contre 42% en Autriche.

L’énumération de ces diversités hospitalières n’est bien évidemment guère exhaustive. On constate paradoxalement une tendance à l’homogénéisation hospitalière, sous la pression de multiples facteurs.


… et convergences

L’émergence de convergences fortes marque aujourd’hui les hôpitaux d’Europe : aux défis similaires répondent des solutions proches, sinon identiques.

Les pays européens doivent faire face à des dépenses de santé croissantes. En 2003, elles représentaient une moyenne de 8,7% du PIB contre 7,7 en 1990 et 7,1 en 1980. Cette croissance des dépenses de santé qui dépasse la croissance économique est attribuée à plusieurs facteurs. Elle est fortement corrélée à la croissance de la richesse par habitant. Les avancées des technologies médicales sont ensuite des facteurs majeurs de l’augmentation de ces dépenses, mais non les seuls ; il faut compter également avec la progression de la masse salariale. Enfin, le vieillissement est un des défis majeurs pour les hôpitaux. La proportion de personnes de plus de 80 ans est passée de 1,6% en 1960 à 3,8% en 1997. Elle devrait être de 5,6% à l’horizon 2020. Or, le nombre de personnes âgées dépendantes ne cesse de progresser dans l’Union européenne. Si les modes de prise en charge restent variables au sein de l’Union européenne (54% des personnes âgées de plus de 80 ans vivent avec leur famille en Espagne, elles ne sont plus que 18% en France et 2% au Danemark), la solidarité émanant des proches est en recul partout. C’est dire à quel point sont importants les enjeux en termes de prise en charge par les établissements hospitaliers.

La prédominance du financement public ou collectivisé dans le financement des dépenses de santé des pays européens explique l’intérêt croissant accordé par les pouvoirs publics à la santé. Plusieurs approches ont été essayées pour endiguer la croissance des dépenses. La mise en œuvre de réformes dans chacun des pays montre donc des convergences notables. Trois politiques ont été utilisées : la régulation des prix, des ressources et dans une moindre mesure du volume des services de soins ; la fixation de limites aux dépenses, qu’elles soient générales ou par secteur ; le transfert des dépenses vers le secteur privé.

Le contrôle des salaires est très répandu dans les systèmes où les professionnels sont des employés du secteur public comme dans les pays nordiques, en Grèce, en Espagne ou en Italie. Dans d’autres systèmes, les prix des biens et services et des soins en institution sont souvent définis administrativement. La plupart des pays essayent également d’influencer le volume des services, avec des méthodes allant du numerus clausus à des réductions plus drastiques des capacités hospitalières. La diminution du nombre de lits actifs est un axe fort commun des politiques hospitalières. Elle est liée aux évolutions techniques médicales identiques qui provoquent partout la baisse de la durée moyenne des séjours (en dix ans, la Belgique a fermé 9 000 lits actifs, les Pays-Bas 6 000, la France et l’Allemagne environ 60 000 chacune). La mise en place d’alternatives à l’hospitalisation est une politique généralisée à tous les États (initiée le plus souvent dans le cadre de la lutte pour la santé mentale, elle se diffuse aujourd’hui à l’ensemble des disciplines).

Le poids des dépenses hospitalières fait d’une manière générale l’objet de politiques d’encadrement des dépenses et de maîtrise des coûts. Globalement, la plupart des pays ont évolué d’un système où les hôpitaux étaient remboursés a posteriori de leurs dépenses vers des systèmes qui cherchent, par des méthodes diverses, à combiner deux objectifs : la limitation de la dépense globale et la gestion plus efficace des crédits. Les enveloppes ont été très utilisées. Initialement dirigées vers les soins hospitaliers, elles se sont étendues aux autres prestataires de soins. Elles peuvent être efficaces, notamment dans les pays à secteur public (Danemark par exemple). Mais leurs effets indésirables sont notables car elles incitent peu les prestataires à rechercher des gains de productivité ou d’efficience. Cette allocation par enveloppes s’est dans certains cas associée à une utilisation de groupes homogènes de pathologies ou équivalents (inspirés des Diagnoses Related Groups d’origine américaine) pour l’allocation d’une partie des budgets.

Le transfert des dépenses vers le secteur privé a pris la forme d’une plus grande participation des patients aux dépenses. Initiée par le médicament, puis les consultations, cette politique est désormais utilisée également pour les soins hospitaliers. La part des dépenses publiques dans les dépenses de santé s’est ainsi réduite.

À côté de ces trois politiques, les pays européens s’orientent tous vers des mesures prenant en compte les niveaux de production et l’efficience relative des hôpitaux. Bien qu’il soit difficile de mesurer le niveau d’efficience des prestataires de santé, il semble que de larges différences existent entre les pays en ce qui concerne ce qui est produit, la manière dont cela est produit et le résultat sur la santé. L’amélioration de l’efficience est aujourd’hui devenu le principal centre d’intérêt des réformes. Les modes de financement intègrent des éléments d’incitation à l’utilisation efficiente des ressources. Des outils de l’économie de marché ont également été introduits. Dans les pays où la santé est un secteur public intégré, ces réformes se sont appuyées sur la séparation entre prestataires et financeurs, la décentralisation des décisions et l’introduction d’une plus grande compétition entre prestataires. Inversement, les systèmes bismarckiens ont renforcé le rôle de l’État, au détriment des partenaires sociaux (parfois) et des groupes de pressions médicaux et pharmaceutiques (toujours).

Les pays européens se sont également engagés depuis plusieurs années dans des programmes d’accréditation. L’origine et la logique sont similaires : initiative des associations professionnelles, volontariat des établissements (sauf en France), implication des professionnels et indépendance du processus. Pour garantir cette indépendance, il n’y a pas de lien formel entre financeurs, autorités de santé et organismes accréditeurs. Le financement des structures d’accréditation (sauf en France) est ainsi assuré majoritairement par une contribution des établissements de santé et par les revenus de leurs autres activités, non par des fonds publics.

Chaque pays selon son histoire et son organisation adapte les principes de cette évaluation externe. Il n’existe pas au Royaume-Uni, par exemple, de législation nationale, mais un grand nombre de programmes différents, fondés sur des protocoles et normes hétérogènes. L’harmonisation est d’ailleurs en cours avec la création d’un organisme professionnel indépendant, la Commission pour l’amélioration de la santé (Commission for Health Improvement). Dans certains pays, il existe en complément de l’accréditation des établissements de soins des systèmes d’accréditation des spécialités médicales ; c’est le cas au Royaume-Uni. Les Pays-Bas disposent de systèmes d’enregistrement et de contrôle de la formation des professionnels, conduits par les associations professionnelles. De façon générale, ces systèmes évoluent vers une plus grande prise en compte des résultats de santé et par une implication croissante des usagers.

Ainsi, malgré sa diversité essentielle, l’Europe hospitalière est entrée dans une phase de convergences, et les points de ressemblance sont désormais plus nombreux. La construction européenne renforce cette évolution. Si l’Union européenne est avant tout économique, fondée sur les principes de la libre circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux, elle ne cesse d’approfondir ses compétences et d’aborder de nouveaux domaines d’activité. Le secteur social, l’organisation des soins et le rôle de l’hôpital entrent de plus en plus, sinon dans son domaine de compétences, tout au moins dans son champ d’influence.

Cette sphère est essentiellement guidée par les règles de souveraineté nationale, sur lesquelles se greffe le principe communautaire de subsidiarité : « La Communauté n’intervient dans des domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, telle la santé publique, que si et dans la mesure où, en raison de leurs dimensions ou de leurs effets, les objectifs de l’action envisagée peuvent être mieux réalisés au niveau communautaire. » Sauf cas particulier, le niveau d’administration idoine d’une fonction reste le niveau le plus décentralisé. Les États membres ont ainsi décidé que le niveau national ou régional était le niveau de décision le mieux adapté en matière de santé. En conséquence, les actions communautaires en matière sociale ou sanitaire n’ont de légitimité que lorsqu’elles complètent et/ou renforcent celles qui sont conduites sur le plan national. Dès lors, et jusqu’à ce jour, une bonne partie de la législation communautaire produite dans le domaine sanitaire n’a pas fondamentalement transformé le fonctionnement des systèmes de santé des pays européens, les traités n’ayant donné à l’Union que des compétences extrêmement ténues dans les systèmes de santé. Le Traité d’Amsterdam (1997) n’a conféré de pouvoir de décision à l’Union européenne qu’en ce qui concerne la qualité et la sécurité des organes et substances d’origine humaine, du sang et de ses dérivés.

Pourtant, les hôpitaux d’Europe vivent désormais dans un environnement déjà fortement marqué par la législation communautaire. Les directives sur la libre circulation des professionnels de santé ont ouvert les hôpitaux aux ressortissants communautaires pour certaines catégories d’emplois : médecin, infirmière, pharmacien. La libre circulation des professionnels de santé est aujourd’hui une réalité. De même, l’application du principe de libre circulation des biens et services a bouleversé les procédures d’homologation des équipements médicaux, unifiant les principes de la matériovigilance, les conditions de collecte et de fractionnement des produits sanguins, les protocoles concernant les greffes et prélèvements d’organes ainsi que les procédures d’autorisation de mise sur le marché des médicaments. De multiples règles européennes concernant le traitement des déchets s’appliquent d’ores et déjà dans nos établissements. Les procédures d’achats tendent à s’unifier, comme le démontrent les modifications introduites pour les marchés des télécommunications ou des assurances.

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